Quelques notes sur Denis Richard et ma collaboration avec lui
Patrick Cégielski

LACL (Laboratoire d'Algorithmique, Complexité et Logique)
IUT - Université Paris 12, route forestière Hurtault, F-77300 Fontainebleau
cegielski@u-pec.fr
http://lacl.univ-paris12.fr/cegielski/

À l'occasion du congrés organisé par ses anciens élèves et collaborateurs pour ses soixante ans, nous retraçons ici à grands traits la vie de Denis Richard ainsi que son œuvre.

L'enfance

Denis Richard est né le 19 mai 1942 à Fleury-les-Aubrais, petite bourgade au nord d'Orléans, célèbre pour être l'une des grandes gares de triage ferroviaire de France (c'est d'ailleurs le point d'arrêt des trains venant de Paris ; on prend là une correspondance pour aller au centre ville d'Orléans). Deux points marquants concernant sa ville natale et son enfance sont à citer.

Denis aime à rappeler que le français de référence est celui du val de Loire, celui dont il a été imprégné dans sa prime jeunesse. Il restera un fervent défenseur de la langue française, que ce soit envers les étudiants auxquels il demandera toujours une rédaction sans faille ou face à l'exception culturelle contre la prédominance de la langue anglaise. C'est toujours une curiosité amusante de voir un mathématicien, avec lequel Denis vient de travailler (en anglais) durant plusieurs heures, passer spontanément au français lors d'un moment de détente.

Le père de Denis Richard était boulanger à Fleury-les-Aubrais. L'esprit d'entreprise de son père (il passe du statut d'ouvrier boulanger à la gestion de cinq boutiques ; est-ce en en prévoyant une pour chacun de ses enfants ?) marquera à jamais ses trois fils et ses deux filles. Au-delà de ses ambitions, d'ailleurs : aucun ne deviendra boulanger, l'un de ses autres fils est Professeur de médecine (gériartrie) à Genève, un autre directeur de recherches pétrolières à Elf, une fille professeur de mathématiques à Genevilliers et l'autre ingénieur de l'École Polytechnique féminine. La réaction du père de Denis Richard lorsque celui-ci lui apprend qu'il poursuit des études de mathématiques s'exprime par un : « oui, tu feras ce que tu voudras» ; bien que comprenant la nécessité de l'élévation culturelle à laquelle ce choix correspond, il ne cache pas sa déception de n'avoir toujours pas de descendant boulanger ; bien plus tard, son fils étant maître-assistant à l'université, il le munissait dans des conversations familiales du grade d'instituteur.

L'étudiant

Après des études à l'École Saint Euverte puis au lycée Pothier d'Orléans, son baccalauréat de mathématiques élémentaires en poche et après une année en classe de Mathématiques Supérieures, Denis décide de quitter la voie royale qui lui est tout indiquée, pour poursuivre ses études à Paris, loin de la vie provinciale à un âge où elle commence à lui devenir pesante, en choisissant l'université (Rappelons qu'en France, pays de naissance de l'université (destinée à l'origine aux études théologiques), il existe un second système (destiné au départ à l'enseignement militaire au dix-septième siècle, réformé par la Révolution, par Napoléon puis par la troisième République) : celui des Grandes Écoles (Écoles Normales Supérieures, École Polytechnique, École des Mines, École des Ponts et chaussées, École Centrale...) qui est le plus recherché par les bacheliers (... et les employeurs... nationaux)). C'est, en 1960, un choix beaucoup plus courageux que de nos jours.

Il tirera toute la substantifique moelle de l'université puisque, dès la première année il finira deuxième en MGP (Mathématiques Générales et Physique) et sera premier au concours des IPES ( Institut de Préparation à l'Enseignement Secondaire).

Denis sera très impressionné par quelques grands Professeurs charismatiques de l'université d'Orsay, alors naissante et qu'ont choisie certains professeurs de la défunte Faculté des sciences de Paris : l'algébriste Payan, l'analyste Deny, le théoricien des nombres Hellegouarch, le professeur de méthodes mathématiques pour la physique Malgrange, le mécanicien Mazet, le physicien Guinier, ces trois derniers membres de l'Académie des Sciences.

Denis suivait parallèlement des cours à Paris, dont ceux de Zamansky et de madame Lelong mais c'est Pierre Samuel en DEA qui l'orienta vers la théorie des nombres grâce à ses cours à l'IHP (Institut Henri Poincaré). Lorsque, comme moi, on n'a que la possibilité de lire les livres de Pierre Samuel, on reste un peu sur sa soif : l'exposé est très clair, on arrive à faire tous les exercices mais on ne sait pas à quoi ça sert, on n'en comprend pas la motivation profonde. Lorsqu'on a suivi, comme Denis, ses cours, on finit par comprendre que les questions naturelles de base ne peuvent être expliquées que par certains moyens techniques, y compris les objets abstraits de l'algèbre non commutative, comme les adèles, les idèles ou la ramification. L'instant où Pierre Samuel prenait des nombres au hasard, donnés par les étudiants, auxquels il appliquait les concepts qu'il venait juste de définir pour trouver des résultats surprenants était toujours attendu avec impatience.

Le militant

Denis Richard œuvre dans les organisations de jeunesse internationales durant les vacances, comme le SCI (Service Civil International, dirigé à l'époque par le petit-fils Étienne du géographe et anarchiste Élysée Reclus), l'organisation pacifiste finlandaise KVT qui proposait de remplacer le service militaire par un service civil ou Jeunesse et Reconstruction. Il s'agissait de refaire, par exemple, les appartements de personnes âgées et sans moyens de Paris. Il fallait aussi diriger, lors des séjours en Grèce, en Finlande ou en Allemagne, en anglais et quelquefois même en espagnol. Denis y apprendra le sens du commandement, ou plus exactement de la direction ainsi que la confrontation (amicale) avec la hiérarchie, qui trouvait qu'il montrait trop d'indépendance dans ses initiatives (on lui fit comprendre dans les chantiers de jeunes qu'il n'était pas chargé de trouver des financements ou qu'on ne lui avait pas dit de remplacer les pelles par des marteaux-piqueurs).

Il y rencontrera sa future femme, Martine Lefort, fille d'un radiologue connu de Bordeaux, qui lui ne voit pas nécessairement cette rencontre d'un bon œil. Je ne sais pas si le père de Martine finira par admettre qu'un professeur de mathématiques vaut un professeur de médecine, mais le caractère de Denis l'amadouera avec le temps. Martine finira par le convaincre de visiter avec elle dans sa 2 CV les États-Unis et le Canada en 1966. Il en profitera pour suivre des cours de théorie des nombres à l'université d'Harvard.

Le coopérant

Vient la période du service militaire, à une époque où les militaires semblent être à l'antipode des étudiants, à l'issue d'une guerre qui n'a pas osé dire son nom et à laquelle Denis Richard s'était opposé jusqu'aux accords d'Évian comme militant de l'UNEF. Ayant décidé de prendre part à la reconstruction de l'Algérie, en participant aux chantiers d'alphabétisation de Kabylie et à la formation des instituteurs de Ben Aknoun entre juin et septembre 1965, il avait demandé à effectuer son service militaire en tant que coopérant en Algérie. Il fut bien surpris lorsque sa feuille de route lui parvint aux États-Unis : d'abord parce que son désir était exaucé mais aussi parce qu'il n'avait pas d'argent pour rentrer en France. Il s'en tirera par un expédient au Canada que je ne veux pas dénoncer ici. Le voila donc assistant à l'université d'Alger entre 1966 et 1968, en tant que coopérant. Il y restera jusqu'en 1970, obtenant le seul poste d'assistant titulaire attribué par les ambassades.

L'Algérie restera à jamais dans son cœur comme pour tous ceux qui y sont jamais allés ; il y retournera régulièrement jusqu'en 1989. Il en profite pour s'initier à la pêche sous-marine et pour améliorer ses talents de conciliateur : en tant que syndic bénévole de l'immeuble de douze appartements qu'il habite, 3 rue Dessaigne à Alger, à quelques jours des nombreuses fois où la compagnie d'électricité ou des eaux menace de déconnecter l'installation, il va voir chaque copropriétaire un par un pour expliquer que, cette fois-ci, il faut quand-même payer les factures.


Denis reprend les cours de Roger Godement, qui vient de partir. Il s'aide des excellents polycopiés de l'UNEA (Union Nationale des Étudiants Algériens) [23] que ce dernier y avait laissés (Denis citera ces polycopiés à maintes reprises dans ses livres de préparation au CAPES, quelquefois avec la mention « introuvable»). Il y rencontre, entre autres, Boutet de Montvel dont il est l'assistant, Jean-Marc Braemer avec qui il collaborera plus tard, Rémy Chauvin qui l'initie à la logique, Ahmed Bekroucha, théoricien des nombres marocain qu'il trouve passionnant, et Jouanolou, spécialiste de géométrie algébrique. Il ne manque aucune conférence de Georges Poitou, alors président de l'université d'Orsay, qui vient régulièrement.

L'enseignant à Lyon

À son retour en France, Denis Richard devient assistant de mathématiques à l'université Claude Bernard de Lyon en septembre 1970. Naissent Mathieu le 20 janvier 1971, Sèverin le 18 août 1972 et Amélie le 27 juillet 1977. Martine, orthophoniste libérale, doit être présente à son cabinet. Denis décide de surveiller les enfants à la maison le plus souvent possible. Tous ceux qui le connaissent savent qu'il ne peut pas rester inactif. Il dirige, avec Jean-Marc Braemer, la traduction en français de La fascination des groupes de Budden [6] qui paraîtra chez OCDL : chaque chapitre est traduit par un groupe d'experts du domaine concerné (musique, peinture, etc.). Il veut traduire le fameux Algebra [26] de Serge Lang. L'éditeur Addison-Wesley ne veut pas se lancer dès l'abord dans un ouvvrage aussi imposant, du niveau second cycle universitaire qui plus est. Il lui demande donc de commencer par traduire, du même Serge Lang, Structures algébriques [27], Algèbre linéaire [28] puis les premiers chapitres de Analyse réelle [29], ce qu'il fait avec Christine Charreton et Jean-Marc Braemer. Il cesse ce cycle de traductions, laissant inachevée la traduction de Analyse réelle, lorsqu'il comprend qu'il n'obtiendra jamais la permission de traduire Algebra.

Il prépare depuis plusieurs années au CAPES de mathématiques lorsqu'il décide d'en publier des leçons commentées [5, 37, 38] et un choix d'excercices corrigés posés à l'oral [1] chez Hermann, au grand dam d'un inspecteur général qui lui reproche : « mais, monsieur Richard, les étudiants n'auront plus qu'à reprendre ces leçons. Ils n'auront plus d'efforts à faire». Cela forcera, en fait, à un renouvellement des intitulés des leçons et du stock des exercices (ce fut mon premier contact avec Denis lorsque, à l'École Normale Supérieure de Cachan, il fut conseillé dès 1977 d'utiliser ces ouvrages pour préparer le CAPES, ainsi que celui sur les groupes). Il publie également un livre sur la théorie des Groupes [4], avec Alain Bouvier, en 1974, toujours réédité de nos jours.

Comme nous l'avons maintenant déjà vu plusieurs fois, Denis Richard n'aime pas les programmes dès lors qu'ils sont devenus classiques : il aime l'innovation. Il décide donc, avec Serge Grigorieff, Maurice Pouzet, Christine Charreton et Jean-François Pabion, de créer une maîtrise de mathématiques discrètes dans laquelle la logique et les outils mathématiques pour l'informatique prennent place. De sa première promotion en 1990 sortiront plus de dix futurs maîtres de conférences et professeurs actuels (tels Jean-Yves Marion, professeur à l'École des Mines de Nancy, Bajard, professeur à l'université de Marseille, Véronique Terrier, Marc Pouzet, Yves Lucas et Bruno Martin, maîtres de conférences respectivement à Caen, Paris VI, Bourges et Nice). Ce nouveau type de maîtrises fera des émules un peu partout en France et sera à l'origine de la première licence d'informatique de l'université Claude Bernard de Lyon.

Denis sera invité à participer à des écoles internationales, comme celle organisée au Cimpa, sur les hauteurs de Nice, par l'UNESCO en 1984 [21].

Le citoyen

En janvier 1975 se place un épisode remarquable qui montre que l'on peut utiliser sa mémoire pour autre chose que le repérage des configuations au sein d'une suite de nombres. Les 7 et 8 janvier 1975 a lieu à Marseille le procès de trois jeunes conscrits accusés d'avoir été les meneurs d'une manifestation en tenue hors de l'enceinte militaire, dans un contexte où les jeunes appelés réclament un syndicat. Le procès est public mais on fera occuper les rangs réservés au public par des policiers en civil, limitant l'accès aux débats à un nombre restreint de personnes. En Tribunal Permanent des Forces Armées comme en cour d'assises, comme il n'y a pas droit d'appel, il n'y a pas de compte rendu officiel des débats. Denis Richard décide d'assister au procès en tant que proche de l'un des accusés, et de transcrire à chaque interruption et le soir l'intégralité des débats qu'il publie ensuite, avec l'aide d'une de ses amies, aux éditions du Rocher [33], hors de France donc. L'ouvrage sera vendu à quinze mille exemplaires.


Denis habitait à l'époque à Bron, dans la banlieue de Lyon. Un projet faisait passer deux autouroutes à proximité de chez lui. Il commence par aller voir la DDE (Direction Départementale de l'Équipement) qui lui répond qu'on ne peut rien y faire. Denis crée un comité contre ce projet, le CBDE (Comité Brondillant de Défense de l'Environnement). Celui-ci rassemblera à un certain moment un tel nombre de personnes qu'il apparaîtra comme le plus grand « parti politique» local. Les autoroutes trouveront un autre chemin.

L'analyse non standard

En arrivant à Lyon, en 1970 donc, Denis Richard rencontra le théoricien des nombres Alain Bouvier et un certain nombre de logiciens avec qui il va travailler : Achille Achache, Robert Bonnet, Christine Charreton, Luisa Iturrioz, Jean-François Pabion, Daniel Ponasse et Maurice Pouzet. Ils vont assister à de nombreuses conférences de Logique dans les pays de l'Est, quelquefois de façon épique (c'est ainsi qu'ils se voient un jour [une nuit] obligés de dormir dans la voiture car un visa de passage leur a été délivré pour effectuer mille kilomètres, mais celui-ci ne leur permet pas de dormir dans une chambre d'hôtel). Denis assiste également au séminaire général de Logique de l'université Paris VII du lundi (avant l'arrivée du TGV !).

Jean-François Pabion initie Denis à l'analyse non standard, domaine dans lequel il va devenir productif, comme le montre ses premiers articles dans les Comptes Rendus de l'Académie des de Paris et dans les Publications du département de mathématiques de l'université de Lyon 1 [17, 18, 19, 20, 35], la plupart d'entre eux écrits en collaboration avec Christine Charreton. Les Publications du département de mathématiques de l'université de Lyon 1 étaient une vraie revue mathématiques, avec un à côté non négligeable : de nombreux abonnements en bibliothèque universitaire étaient pris, non pas sous forme financière, mais par échange avec des revues des universités concernées (principalement des États-Unis et canadiennes), ce qui permit de renflouer la bibliothèque de Lyon-1 ; on s'en aperçut trop tard, au moment de la disparition de cette revue au début des années 90.

La saturation

Jean-François Pabion initie Denis au problème de la saturation des types. Cette notion fut introduite par Robert Vaught (qui vient de mourir le 2 avril dernier, à soixante seize ans) à la fin des années 60 pour résoudre un des grands problèmes sur la catégoricité. Une théorie est dite catégorique si tous ses modèles sont isomorphes ; le théorème de Lowenheim-Skolem montre qu'aucune théorie du premier ordre (ayant au moins un modèle infini) n'est catégorique ; pour un cardinal κ une théorie est dite κ-catégorique si tous ses modèles de cardinal κ sont isomorphes. Un type est un ensemble infini de formules ayant une variable libre ; un modèle d'une théorie est saturé si tout type finiment réalisé est réalisé. Vaught montre, modulo un axiome de grand cardinal, que tout modèle admet une extension élémentaire saturé et que tous les modèles saturés de même cardinal d'une théorie complète donnée sont isomorphes, résolvant ainsi le problème de la catégoricité.

Là encore, Denis va vite devenir créatif, en publiant plusieurs articles [39, 40, 41]. Il utilise cette notion nouvelle, non pas pour résoudre des problèmes de catégoricité abstraite, mais appliquée aux modèles de l'arithmétique de Peano ou de sous-théories bien choisies, son amour pour la théorie des nombres étant loin d'être restreint. Il donne une description, vue de l'extérieur, de la structure additive des modèles saturés de l'arithmétique de Peano en termes de groupes algébriquement compacts et de complétion p-adique. Denis démontre aussi que si un modèle de l'arithmétique de Peano est saturé pour l'ordre alors il l'est pour l'addition et la multiplication, en utilisant une méthode de gödélisation et un codage non standard proche de celui du sac à dos.


L'arrivée de Serge Grigorieff comme Professeur de Logique à l'université de Lyon 1 en 1979 va réorganiser le petit groupe. Serge Grigorieff, après être allé à l'université de Berkeley, a préparé sa thèse sous la direction de Kenneth MacAloon à l'université Paris VII. Serge va apporter un certain esprit américain : publier dans les revues les plus reconnues du domaine, comme l'incitait déjà Maurice Pouzet ; proposer à chacun un thème de recherche qui lui sied, dans lequel il va pouvoir être créatif ; mettre sa grande culture à l'écoute de chacun.

Denis crée la sous-équipe « définissabilité» du laboratoire de recherche LDMI (Laboratoire de Mathématiques Discrètes et d'Informatique), dirigé par Maurice Pouzet.

La découverte des arithmétiques faibles

Denis Richard va faire la rencontre des œuvres de Julia Robinson et trouver sa voie dans l'utilisation de méthodes logiques appliquées à la théorie des nombres.

Alfred Tarski montra en 1929 que la théorie élémentaire du corps des nombres réels Th(R, +, ×) est décidable, prouvant ainsi que les exercices de Géométrie élémentaire sont tous résolubles par ordinateur, alors qu'il existait de nombreuses revues (comme la Revue de Mathématiques élémentaires en France) qui proposaient chaque mois de tels problèmes, y compris des problèmes présentés comme ouverts, à ses lecteurs. Ces revues étaient depuis longtemps tombées du rang de revues scientifiques à celui de revue pédagogique, mais elles existaient. Un des étudiants de Tarski, Presburger, montra en 1929 que la théorie additive des entiers naturels Th(N, +) était également décidable : Tarski considère le résultats comme peu profond et ne valant pas la soutenance d'une thèse ; Presburger disparaîtra dans cette époque troublée (on pense qu'il meurt en 1943) mais le résultat est l'un des plus utilisés en informatique de nos jours. Tarski posa deux problèmes comme dignes successeurs de celui qu'il venait de résoudre : celui du statut de la décidabilité de la théorie élémentaire du corps exponentiel Th(R, +, ×, x → ex), d'une part, et de la théorie élémentaire du corps des rationnels Th(Q, +, ×), d'autre part. Malgrè les beaux travaux d'Alex Wilkie, qui a montré la modèle-complétude du corps exponentiel, le premier problème n'est toujours pas complètement résolu de nos jours.

Julia Robinson démontre l'indécidabilité de la théorie des corps rationnels en 1949, faisant intervenir pour cela des résultats très profonds de théorie algébrique des nombres, comme le théorème de Minkowski-Hasse sur les formes quadratiques. La Logique ne peut plus alors apparaître comme précédant totalement les mathématiques : lorsqu'on veut résoudre un problème d'apparence logique sur les entiers naturels, il faut d'abord connaître les théorèmes qui peuvent être utiles, soit en dominant la théorie des nombres (mais qui le peut aujourd'hui !), soit en sachant découvrir une aiguille dans la botte de foin que représente les milliers de théorèmes de cette discipline. On sait par quel cheminement Julia Robinson proposera une étape clé dans la résolution du dixième problème de Hilbert, auquel le jeune mathématicien de 22 ans Yuri Matiiassevitch mettra un point final en 1970. Mais revenons à l'article de 1949. Julia Robinson y énonce un grand nombre de problèmes ouverts (voir [7] pour plus de détails), dont le suivant : peut-on définir l'addition et la multiplication dans la structure Th(N, S, ⊥), où ⊥ est la relation binaire de coprimarité ?

Les découvertes en arithmétiques faibles

Ce dernier problème reste un des plus importants ouverts concernant les arithmétiques faibles. Deux mathématiciens, situés aux antipodes géographiques l'un de l'autre, Alan Woods en Australie et Denis Richard à Lyon [43], vont apporter, indépendamment l'un de l'autre en 1981, une première réponse : la théorie non égalitaire Th(N, S, ⊥) est indécidable.


En fait Denis s'était déjà intéressé aux arithmétiques faibles avant cette découverte, et pas seulement à propos des problèmes de saturation que nous avvons vus ci-dessus. Dans [34, 36], il rectifie un point du résultat de l'article classique de MacDowell et Specker sur les extensions finales des modèles de l'arithmétique de Peano [31] : le groupe additif proposé par les auteurs est seulement l'une des structures possibles et non la seule. Il est intéressant de remarquer que l'erreur d'inattention commise par ces auteurs est analogue à celle de Lebesgue (sur la projection des boréliens) : il est à un certain moment sous-entendu que tout sous-groupe d'un produit de groupes est un produit de sous-groupes de ces groupes. Denis fait traduire l'article de l'allemand en français par son frère Claude pour que chacun puisse suivre l'exposé (traduction inédite à ce jour mais circulant largement sous forme de manuscrit).

Dans [42], Denis introduit la notion clé de réinterprétation isomorphe. Alonzo Church et Alan Turing ont montré simultanément en 1936 que la théorie Th(N, +, ×) est indécidable. Il s'agit de la seule théorie dont on montre directement qu'elle est indécidable ; pour toutes les autres la démonstration se fait par réduction à ce cas là. La méthode la plus utilisée pour cela consiste à définir la structure (N, +, ×) dans la structure que l'on étudie : c'est ainsi que Julia Robinson montre que la théorie de (Q, +, ×) est indécidable en définissant le prédicat N dans cette structure. Cette méthode ne semble pas toujours applicable. Denis a l'idée, pour une structure, d'exhiber une structure définissable isomorphe à (N, +, ×) sans que (N, +, ×) soit elle-même définissable dans cette structure, mais ce qui suffit pour démontrer l'indécidabilité de la structure en question. Il applique cette méthode nouvelle pour montrer l'indécidabilité de Th(N, S, ⊥).

Il s'agit bien d'un concept novateur indispensable car Denis montrera beaucoup plus tard, avec Patrick Cégielski dans [11], qu'il existe effectivement des structures dans lesquelles on ne peut pas définir (N, +, ×) mais dans lesquelles il y a réinterprétation isomorphe.


Denis essaiera, à partir du résultat qu'il a trouvé indépendamment avec Alan Woods, d'approcher le problème posé par Julia Robinson en étudiant un ensemble de prédicats permettant de définir S et ⊥ et en montrant l'indécidabilité de la théorie associée. Cette quête apparaît quelquefois comme de l'acharnement thérapeutique aux non-spécialistes ; elle est indispensable pour un problème qui impliquerait la résolution d'un grand nombre de problèmes ouverts de la théorie des nombres tels que la conjecture a-b-c.

Denis démontre dans [44, 46] que S et ⊥ permettent de définir + et ×, sinon sur l'ensemble de tous les entiers naturels, au moins sur l'ensemble des primaires (c'est-à-dire des puissances de nombres premiers). Dans [R47], il démontre que successeur et divisibilité (la relation la plus naturelle qui permet de définir ⊥) suffisent pour retrouver + et ×. Dans [48], il démontre que si on ajoute le prédicat « être une puissance» à {S, ⊥}, cela suffit pour retrouver + et ×. Dans [R52], il montre qu'il suffit d'un tout petit bout soit de l'addition, soit de la multiplication, ajouté à {S, ⊥} pour retrouver + et ×. Dans [53], il montre qu'on peut généraliser ces résultats en se plaçant dans Z au lieu de N.


Au début des années 80, Denis Richard va trouver une nouvelle méthode qui permet de coder définissablement certaines entités. Il cherche à définir la relation «avoir le même exposant» (m = n) pour des entiers primaires pm et qn, pour des premiers p et q différents, dans la signature {S, |}. Il expérimente sur papier avec les premiers entiers. Il s'aperçoit que, pour tous les nombres premiers p différents de 2, on peut caractériser sa puissance de la façon suivante : pour toute puissance pn, il existe un nombre premier q qui divise pn - 1 et qui ne divise pas pm - 1 pour m < n. On peut alors coder un primaire pn par un support, produit de nombres premiers q1 × q2 × ... × qn, et on peut, de façon astucieuse, comparer le « cardinal » de deux tels supports. Le résultat sous-jacent de théorie des nombres est-il vrai ? Comme le hasard fait bien les choses, lors d'une conférence faite dans la salle de séminaire proche du bureau de Denis et à laquelle celui-ci assistait, Paulo Ribenboïm explicite ce résultat, qu'il attribue à Vandiver, pour p = 2 (seul 8 est une exception). Patrick Cégielski, lisant les trois tomes de l'histoire de théorie des nombres de Dickson [22], trouve que ce résultat a été démontré au début du siècle par Störmer (pour certains cas particuliers), Vandiver, Zygmund et Birkhoff (dans le cas général). Il en trouvera même plus tard une démonstration élémentaire dans [59]. Denis explique sa méthode, qu'il appelle ZBV en l'honneur de trois des quatre mathématiciens cités ci-dessus, dans sa thèse d'État de 1985, dans [51] puis, en collaboration avec Serge Grigorieff, dans [24].


Ces trois découvertes importantes (réponse partielle à une question de Julia Robinson, méthode de réinterprétation isomorphe, méthode ZBV) font penser à Serge Grigorieff qu'il serait temps pour Denis Richard de soutenir sa thèse d'État. Il n'hésite pas à demander à Julia Robinson elle-même ainsi qu'à Yuri Matiiassevitch les rapports pour la soutenance de celle-ci, qui acceptent. Yuri connaissait et appréciait les résultats de Denis qu'il avait étudiés avec James P. Jones à Saint-Pétersbourg. Quant à Julia Robinson, ce sera certainement son dernier rapport : elle ne pourra pas se déplacer et décède en 1985 quelques jours après la soutenance de Denis.

La désagrégation

Le groupe de recherche de Lyon va se désagréger, conséquence de ces décisions administratives prises pour le plus grand bien de la nation. Prenant en compte à la lettre une recommandation ministérielle, le conseil du département de mathématiques de l'université Lyon-1 fait savoir qu'un maître de conférences en place ne peut pas devenir professeur dans cette même université. Ainsi Simon Agou devient professeur à l'université du Mans et y crée un laboratoire de théorie des nombres ; Marc Laget passe directeur de l'École d'ingénieurs de Saint-Étienne ; Alain Bouvier devient directeur de l'IUFM de Lyon, puis recteur de l'Académie de Clermont-Ferrand ; Robert Bonnet est élu professeur à Marseille. Par ailleurs, Marc Faure devient Inspecteur Général chargé des programmes. Denis Richard est élu professeur à l'université de Clermont-Ferrand 1 en 1988, avec effet rétro-actif en 1985, plus exactement au département Informatique de l'IUT (Institut Universitaire de Technologie). Serge Grigorieff mute à l'université Paris VII cette même année. Pour continuer à animer la logique sur place, reste Maurice Pouzet; Luisa Iturrioz et Jean-François Pabion bien sûr, en attendant l'élection quelques années plus tard de Bruno Poizat.

L'administrateur de la recherche

Arrivé à Clermont-Ferrand, Denis Richard va pouvoir donner libre cours à l'une de ses fonctions de professeur : administrer la recherche.

La recherche en mathématiques et informatique est surtout concentrée dans l'autre université clermontoise. Le logicien Marcel Guillaume accueille Denis sans réserve dans son laboratoire d'algèbre ordinale et ils reprennent ensemble le séminaire hebdomadaire de logique.

Le premier problème est de trouver des locaux de recherche. Les IUT ont été crées en 1966 sur un pari de développement de l'enseignement technologique. Pour donner aux IUT les moyens d'impliquer intégralement leurs acteurs dans ce pari, leur statut prévoyait un régime dérogatoire, en particulier un fameux « article 33 » donnant pratiquement tous les pouvoirs aux directeurs (gestion financière autonome, choix du personnel enseignant et non-enseignant). Trente-cinq ans après, les IUT sont devenus une réussite qui dépasse les espérances du pari : les bacheliers choisissent d'abord les classes préparatoires aux Grandes Écoles, puis les IUT avant les autres premiers cycles de l'université ; plus de cinquante pour cent des diplômés d'IUT poursuivent des études, avec un diplôme professionnel en poche permettant l'intégration immédiate sur le marché du travail pour ceux qui le souhaitent. Une telle réussite fait des envieux et des brimades essaient d'abattre ce système qui marche. Tel gouvernement essaie d'empêcher la poursuite des études, puis doit reculer devant la réaction des étudiants. On essaie de faire croire que, malgrè le `U' de universitaire dans IUT, il ne doit pas y avoir de recherche dans les IUT et qu'aucun local ne peut lui être réservé. Dans ce contexte (national), Denis va récupérer (avec l'assentiment attentiste du directeur) quelques salles inoccupées qui deviennent le noyau du laboratoire naissant : le LLAIC1 (pour Laboratoire de Logique, Algorithmique et Informatique de Clermont 1).

Denis va jouer maintenant le rôle qui fut celui de Maurice Pouzet et Serge Grigorieff à Lyon. Il regroupe une équipe de l'IUT autour de lui : Jean-Marc Blanc, Marie-Alix Deveau, Jacques Plyer, Jean-Claude Lablanquie, Pierre-François Jurie, Daniel Rauch, Jersy Tomasik, Alain Touraille, Jacques Bernard et d'autres. Il obtient même un poste de secrétariat sur fond propre. Marcel Guillaume rejoindra ce laboratoire ainsi qu'un prêtre, professeur de mathématiques à la retraite, qui y jouera un grand rôle : François Gaillard (dont le caractère ecclésiastique ne sera pas sans influence par antinomie sur le nom du laboratoire, en une facétie de Denis).

Il faut des étudiants mais où les trouver dans une université ne dispensant, en mathématiques et en informatique, que des cours de premier cycle ? Denis crée un DEA inter-universitaire d'Informatique avec Alain Quilliot (professeur d'informatique de l'autre université clermontoise) et Michel Zanka (professeur de médecine et imageur adroit). Il s'insère également dans le DEA de Mathématiques discrètes de l'université Lyon-1 et dans celui de Logique et Fondement de l'Informatique de l'université Paris VII. Des étudiants, il va en trouver, et de très bons, qu'il va ramener à Clermont. Nous en reparlerons.

Il faut un financement. L'argent dispensé aux jeunes équipes est très insuffisant. Denis se tourne vers la grande entreprise de la ville, Michelin, qui a un centre de recherche important. Il leur propose des thèmes de recherche qui peuvent les attirer et ce sera le cas.

Il faut, à toute équipe qui se respecte, une renommée internationale. La renommée individuelle s'acquiert par ses travaux ; il n'y a plus de problème depuis longtemps pour Denis. La renommée d'un site commence à émerger lorsque plusieurs grands noms arborent fièrement ce site. Même pour les plus grands, c'est une histoire de cinquante ou cents ans : l'université de Berkeley ne commencera à se comparer aux universités du nord est américain que dans les années 70. En attendant, il faut organiser une grande messe. Quel est le plus grand événement en Logique ? Le colloque annuel de l'ASL (Association for Symbolic Logic), mais il a toujours lieu aux États-Unis (on ne peut tout de même pas déplacer Clermont), suivi du Logic Colloquium, colloque européen de la même ASL. On sait d'ailleurs l'organiser à Clermont : Marcel Guillaume l'avait fait en 1975. Recommençons ! et Denis de se proposer. Ce sera le LC'94, l'un des plus importants par le nombre de participants (240 de 41 pays différents, pas seulement européens ; Denis trouvera 400 000 F de budget pour dispenser 80 bourses, en particulier pour les pays de l'Est). Il ne sera dépassé que par LC'2000, qui s'est tenu en France également, à Paris.

Il faut recruter du sang neuf parmi les maîtres de conférences et les professeurs. Denis se battra pour ce faire, pas seulement pour son thème favori : pour l'autre thème du laboratoire (la géométrie discrète) mais aussi pour les thèmes des autres laboratoires (que ce soit le LIMOS, commun avec l'université Clermont 2, ou l'ERIM de la faculté de médecine avec laquelle Denis a monté l'option image du DEA).

Il n'existe pas à l'époque de rencontre régulière où les chercheurs puissent communiquer leurs travaux récents dans le domaine à la lisière de la logique et de la théorie des nombres. Patrick Cégielski, qui soutiendra sa thèse de doctorat d'État sur Quelques résultats sur les arithmétiques faibles en septembre 1990, et Serge Grigorieff organisent les Premières Journées sur les Arithmétiques Faibles en juin 1990 à l'École Normale Supérieure de Lyon. Le nom arithmétique faible (weak arithmetics en anglais) va émerger et désigner désormais ces travaux. Denis s'enthousiasme immédiatement, décide de porter le statut de cette conférence à un niveau international en invitant des chercheurs étrangers. Il fera partie, avec Patrick Cégielski et Jean-Pierre Ressayre (directeur de recherche à l'université Paris VII), du comité permanent de cette conférence qui, après s'être déroulée à Paris, Clermont-Ferrand, Fontainebleau, Metz, Mons, Saint-Pétersbourg, Varsovie, New York, connaîtra sa ving-et-unième session en juin 2002 à Saint-Pétersbourg (Voir http://lacl.univ-paris12.fr/jaf et [58] pour le détail des vingt premières JAF (Journées sur les Arithmétiques Faibles), ses buts et ses résultats).

Nous avons déjà évoqué ci-dessus la façon dont, au plus haut niveau, était perçue la recherche en IUT. Beaucoup de jeunes hésitent à se présenter sur un poste de maître de conférences en IUT ou, fraîchement élus, ils se demandent s'ils vont pouvoir continuer à faire de la recherche. Denis Richard, Jean-Pierre Raoult (de l'IUT de Paris V) et Patrick Cégielski (du site de l'IUT de Paris XII sis à Fontainebleau) vont créer en 1996 le CNRIUT (Colloque National de Recherche en IUT) pour démontrer à la fois aux jeunes, mais aussi aux directions du ministère, que la recherche existe et est active en IUT. Celui-ci aura un grand succès : limité aux mathématiques et à l'informatique pour les CNRIUT'96 (à Clermont-Ferrand) et CNRIUT'97 (à Toulouse-Blagnac), étendu à tous les secteurs secondaires pour le CNRIUT'98 (Créteil-Fontainebleau), puis au secteur tertiaire pour le CNRIUT'99 (Aix-en-Provence), il continue sur sa lancée sans faiblir (CNRIUT'2000 à Bourges, CNRIUT'2001 à Roanne, CNRIUT'2002 au Creusot). Denis Richard et Patrick Cégielski ne prendront pas part au CNRIUT de cette anné, car il a lieu en même temps que le colloque actuel, mais la bataille est gagnée.

Denis Richard fera partie pendant un certain temps du comité de rédaction de Gazette des mathématiciens.

La géométrie discrète

Un chercheur de l'université algérienne M'Sila, A. Boutaoud, envoie à Denis au début des années 1990 un article sur l'affichage des cercles sur écran d'ordinateur. Avec la plupart des algorithmes connus alors, les cercles se transforment vite en spirale et ne donnent pas (l'apparence d') une courbe fermée. Le sujet est donc vital et Denis essaiera, en vain au vu des événements d'alors, de l'inviter à Clermont. L'algorithme ne semble pas fondé mais Denis voit comment appliquer l'analyse non standard pour le justifier. Il propose ce sujet de recherche à Marie-Alix Deveau, qui fera plusieurs exposés aux JAF. Un étudiant de Marc Diener, Hubert Holin, a une approche analogue pour tracer le graphe de l'exponentielle, les cercles et, plus généralement, les coniques ; il interviendra, lui aussi, plusieurs fois aux JAF. Un étudiant de Jean Françon à Strasbourg, Jean-Pierre Réveillès, applique également la même idée : utiliser l'analyse non standard pour trouver de nouveaux algorithmes de traçage de courbes sur écran d'ordinateur, à la fois plus rapide et pour des courbes plus probantes. Denis et Jean-Pierre feront paraître [32] une synthèse de cette méthodologie, sans arriver à expliquer entièrement ce que Patrick Cégielski appelle le « miracle » : on décide, à un certain moment de donner à un entier non standard Ω la valeur 232 pour le dessin effectif et ça marche. Jean-Pierre Réveillès sera élu Professeur à l'université de Clermont 1 en 1994 où il va développer avec succès le second thème du laboratoire qu'est la géométrie discrète. Il devient le directeur du LLAIC1 en 1999.

Il faut trouver un sujet de thèse pour l'un des étudiants de l'École Normale Supérieure de Lyon, Rémy Malgouyres. À ce moment Patrick Cégielski parle à Denis d'un livre de géométrie discrète à propos duquel il a des doutes sur la démonstration du théorème de Jordan discret pour les courbes (toute courbe fermée simple partage le plan en deux composantes connexes dont l'une est bornée). Denis revoit un peu le sujet et le propose à Rémy. Celui-ci, non seulement donnera une démonstration du théorème, en en précisant bien l'énoncé dans le cadre de la géométrie discrète (en particulier en ce qui concerne les topologies utilisées), mais donnera également une définition des surfaces discrètes comme parties finies de Z3 et démontrera le théorème de Jordan pour une surface discrète. Rémy soutiendra sa thèse en 1994, sera élu maître de conférences à Caen en 1995 et reviendra à Clermont en 2000 en tant que professeur.

L'enseignant de Clermont

À Clermont-Ferrand, Denis Richard est professeur de mathématiques dans un département d'informatique, dans une discipline qui n'est donc pas la discipline principale. Il arrivera cependant en plein cours magistral en amphithéâtre à motiver ses étudiants, par exemple pour des problèmes de théorie des nombres qui conduisent au codage RSA ou au problème NP-complet du sac à dos. Il sera l'un des rédacteurs du PPN (Programme Pédagogique National) de 1993.

Denis milite pour introduire la géométrie discrète et l'infographie, allant jusqu'à déposer, avec Pierre Andanson et Jean-Pierre Réveillès, une demande d'habilitation d'un nouveau type de département d'Imagerie Numérique. Elle sera acceptée à titre expérimental sur le site délocalisé du Puy-en-Velay (à 130 km de Clermont-Ferrand). Les programmes inspireront le PPN de 2000 instaurant une option Imagerie Numérique des départements Informatique.

Denis essaie d'initier des échanges internationaux d'étudiants, avec des cours rédigés en français et en anglais, comme avec l'université d'Aberdeen en Écosse. Il n'hésite pas à aller faire cours à l'université Fudan de Shanghaï (Chine), à Tirana (Albanie) ou à Calgary (Canada).

Suite des arithmétiques faibles

Poursuivant la quête du problème de Julia Robinson, Denis Richard s'aperçoit qu'un des problèmes avec la signature { S, ⊥} est qu'il ne semble pas qu'il soit possible d'ordonner les nombres premiers. Les questions tournant autour de l'énumération des nombres premiers vont le préoccuper de plus en plus. Il commence par démontrer, avec Patrick Cégielski [8], que divisibilité et une certaine énumération des nombres premiers permettent la réinterprétation isomorphe et donc que la théorie associée est indécidable.

Une question se pose à ce propos : peut-on définir la divisibilité avec le seul prédicat SUPEQUI, disant que deux produits de nombres premiers ont le même nombre de facteurs ? Denis et Patrick vont y apporter une réponse (négative) en introduisant une méthode nouvelle : ils comparent un minorant et un majorant des complexités algorithmiques de ces deux théories [9]. Il n'en faudra pas moins que la collaboration de Yuri Matiiassevitch pour mettre en œuvre toute la finesse de la mise en place.

Disons quelques mots à ce propos sur la collaboration entre Denis Richard et Yuri Matiiassevitch. Lors de son second séjour en France en 1982, Denis l'avait invité à Lyon. Nous avons déjà dit que Yuri acceptera de rapporter sur la thèse d'État de Denis, honneur insigne quand on sait le nombre de thèses à lesquelles il refuse (poliment) de participer. Yuri sera un invité régulier de Clermond-Ferrand, surtout après 1990. Denis et Patrick traduiront en français [30] son livre sur le dixième problème de Hilbert. Yuri sera fait docteur honoris causa de l'université de Clermont-1 en 1998, en particulier pour sa participation à de nombreux travaux des étudiants de Denis (bien que son nom n'y apparaisse pas toujours explicitement).


Revenons aux travaux de Denis. Les codages sont utilisés sans cesse. Une méthode de codage d'un couple (a, b) suffit souvent pour coder également une suite infinie (an)n ∈ N. Patrick et Denis essaient d'analyser ce phénomène dans [11], en laissant beaucoup de questions ouvertes.

Les théorèmes généraux qu'ils obtiennent ne leur permettent pas en particulier de répondre sur le statut des codages naturels. Dans [R12], Denis, Patrick et Serge Grigorieff montrent que la théorie de la structure (N, C), où C(x,y) = (x + y)(x + y + 1)/2 est la fonction de couplage de Cantor, est décidable. Dans [13], Denis et Patrick montrent qu'il en est de même si on lui ajoute la fonction successeur, par une démonstration malheureusement très complexe de vingt-cinq pages.

La théorie additive des nombres premiers est un champ à part entière de la théorie des nombres. Sa forme logique concerne la théorie de la structure (N, +, P), où P est le prédicat « être un nombre premier ». La décidabilité de cette théorie permettrait de résoudre, de façon automatique, un grand nombre de problèmes de théorie additive des nombres mais on ne connaît toujours pas le statut de celle-ci malgrè un grand nombre de travaux gravitant autour. Une structure un peu plus générale et approchante (N, +, n → pn) apparaît, avec l'énumération des nombres premiers. On n'en connaît pas plus le statut mais Patrick, Denis et Maxim Vsemirnovv (un élève de Yuri Matiiassevitch) ont jeté quelques lumières sur celle-ci dans [15].

Le directeur de l'IUT

À la surprise générale, à l'annonce du départ à la retraite de Pierre Andanson, Denis Richard décide de se porter candidat à la tête de l'IUT dans lequel il se trouve maintenant depuis onze ans. Il perçoit le développement que peut connaître celui-ci dans le contexte économique auvergnat (Puy-de-Dôme bien sûr mais aussi Cantal et Allier). Il sera élu. Au début certains craignent que cette élection ne déserve l'IUT mais Denis saura montrer dès les premiers jours qu'il assume impartialement sa mission. Il saura motiver le personnel enseignant et non enseignant, les étudiants et discuter (quelquefois fermement) avec les instances de l'université, les collectivités locales et le ministère. Vu de l'extérieur ce qui apparaîit d'abord c'est la réfection des sites de Clermont-Ferrand, la consolidation forte de Imagerie Numérique au Puy-en-Velay, la création de deux nouveaux départements (Bio-informatique à Aurillac et SRC [Service Réseaux et Communications] au Puy), la création de nombreuses licences professionnelles et l'émergence de nouveaux locaux pour les accueillir.

Les méthodes rigoureuses qu'il a acquises au contact de la science trouvent là un champ d'application, inattendu mais concret.

Les étudiants

Le caractère le plus remarquable de Denis Richard est, sans conteste, son esprit positif : lorsqu'un étudiant vient le trouver avec un résultat, la première attitude de Denis est de dire « c'est formidable ! » et d'expliquer à l'étudiant tout ce qu'il y a de nouveau dans ce qu'il vient de trouver ; c'est seulement après, en regardant ensemble la démonstration, qu'ils y trouvent les points faibles et commencent le travail qui prendra souvent plusieurs mois pour aboutir à un résultat achevé. Plus d'un étudiant a repris confiance en soi après avoir approché Denis. Son esprit et sa générosité démentent la signification de son nom (Richard vient du saxon `Reck Hart', cœur dur).

L'élève numéro zéro de Denis est Patrick Cégielski : numéro zéro car, bien que Denis s'amuse souvent par des incidentes du type « Regardez Patrick, les élèves n'ont plus de respect pour leur maître », Patrick ne sera jamais officiellement inscrit sous la direction de Denis (il passe sa thèse de troisième cycle sous les directions de Roland Fraïssé, Bruno Poizat et Kenneth MacAloon et sa thèse d'État sous la direction de Serge Grigorieff) mais, depuis leur rencontre en 1979, ils collaborent étroitement. Cette rencontre s'effectue au séminaire général de logique de l'université Paris VII : Patrick vient d'exposer ce qui deviendra sa thèse et Denis l'aborde « ceci m'intéresse particulièrement, pourrions-nous travailler ensemble ? », ceci durera vingt ans. Maurice Pouzet fait référer à l'un des plus grands logiciens et à Patrick ce qui allait devenir l'article [45] et l'une des pièces maîtresses de la thèse d'État de Denis : le premier lit le texte dans l'avion et ne voit rien à redire, le second, jeune diplômé, essaie de tout comprendre mais bute à un certain moment sur une démonstration, il l'indique dans son rapport ; il faudra 12 pages à Denis pour expliciter correctement le point en question. Par goût de la symétrie sans doute, Denis fera un rapport de douze pages, le plus long qu'ait jamais vu Serge Grigorieff et Maurice Nivat, pour la thèse d'État de Patrick quelques années plus tard.

Comme dans le cas de Patrick, Denis prend part à un certain nombre de préparation de thèses pour lesquelles il n'apparaît pas officiellement, comme celles de Henri-Alex Esbelin, Véronique Terrier, Yann Gérard, Alain Daurat et Marie-Ange Légeret.

La première élève officielle de Denis est Malika More, qu'il rencontre au magistère de l'École Normale Supérieure de Lyon. Après un stage de DEA sur l'arithmétique de Skolem, Malika se tourne vers la conjecture de Fagin sur les spectres binaires : caractériser les sous-ensembles de N qui sont cardinaux des modèles finis d'une même théorie ayant pour signature une relation binaire. Malika démontrera, entre autre, que l'image de tout polynôme sur-diagonal d'un spectre binaire est encore un spectre binaire, par une méthode dite des pendentifs au vu des dessins parsemant le texte. Elle soutient sa thèse en 1994, est élue maître de conférences à Caen en 1995, elle reviendra avec son mari Rémy Malgouyres à Clermont-Ferrand en 2000.

Nous avons déjà parlé de Rémy Malgouyres, qui fut le second élève de Denis, à propos de la géométrie discrète. Denis a toujours dit à qui veut l'entendre que, dans ce cas, c'était l'élève le maître et le maître l'élève.

Alexis Bès vient du DEA de Paris VII. Il résoud une question d'Ivan Koreč qui demandait si la théorie de N muni de l'addition et du triangle de Pascal modulo un nombre premier était décidable : Alexis répond affirmativement puis généralise ce résultat pour les primaires. Alexis écrira deux articles [2, 3] avec Denis : Françoise Maurin a démontré à Caen que N muni de la multiplication et de la restriction de la relation d'ordre aux nombres premiers est décidable ; Alexis et Denis montrent que dans le cas de la restriction au produit de deux nombres premiers, la théorie est indécidable, trouvant ainsi une frontière ténue entre décidabilité et indécidabilité. Après la soutenance de sa thèse en 1997 et un post-doc en Belgique, Alexis Bès est élu maître de conférences à l'université Paris XII en 2001.

Francis Nézondet est vraiment un cas à part puisqu'il vient trouver Denis avec un manuscrit de cinq cents pages. Autodidacte en logique, les idées semblent intéressantes mais il faut une traduction en langage classique. Denis y croit fermement mais il ne peut s'y atteler seul : il y mettra Patrick, qui voit une analogie avec les travaux de Fraïssé et essaie de faire tout retraduire en termes d'arbres, Marcel Guillaume, Christine Charreton et Serge Grigorieff. Denis arrivera à obtenir de Francis des cent premières pages du manuscrit initial une thèse sur les p-destinées, soutenue en 1998. Francis est maintenant directeur des études à TPE (École des Travaux Publics de l'État). La thèse n'est que la partie émergée d'un iceberg qu'il faut sortir de l'océan nézondétien.

L'implémentation effective des p-destinées est le sujet de thèse en cours d'Annie Château, provenant de l'École Normale Supérieure de Lyon. Elle a aussi démontré, avec Yuri Matiiassevitch, que la méthode des destinées est strictement plus forte que la méthode de démonstration de décidabilité par majoration récursive des bornes de complexité.

François Heroult vient également du DEA de Paris VII. Après un rapport de stage de DEA sur un problème de Alan Woods concernant la caractérisation des amplitudes des intervalles d'entiers dans lesquels tout élément est co-premier avec au moins une de ses extrémités, il a cosigné deux articles [14, 16] avec Denis et Patrick.

L'homme

Nous avons vu ci-dessus que la plus grande qualité de Denis Richard est certainement le côté positif de son état d'esprit, qualité rarissime. C'est également son esprit d'entreprise, héritée de son père. Denis sait aussi s'entourer d'équipes compétentes au sein desquelles son charisme indéniable lui permet de mener à bien un projet auquel un seul homme ne suffit pas.

Denis a su assurer sa relève : Mathieu, ingénieur de l'Ensimag, prépare une thèse en imagerie numérique tout en travaillant en infographie scientifique (sur le Rafale à l'heure actuelle) ; Séverin, premier prix du concours général de mathématiques Rhône-Alpes, a poursuivi des études de mathématiques et s'intéresse à l'informatique ; Amélie vient de terminer ses études de médecine à Clermont.

Quittons, bien qu'il n'en donne pas envie, l'homme dont je n'ai certainement pas réussi à montrer l'effervescence permanente en terminant sur le rite de la lecture du journal Le Monde. Chaque matin (Le Monde est un journal du soir mais Denis refusera à jamais d'habiter un espace étriqué à Paris, ou dans une quelconque ville, même pour lire plus tôt son journal préféré qui ne l'atteint toujours que le lendemain matin dans ses résidences isolées) Denis achète ce quotidien et va prendre, des années durant, son petit-déjeûner dans un café, consacrant une demi-heure à sa lecture de bout en bout. Il en a quelquefois une lecture très personnelle et à l'instar du héros de François Truffaut incarné par Jean-Paul Léaud, il lui arrive d'en déformer quelques articles pour les exposer de façon très drôle. Cela lui permet surtout de suivre l'actualité internationale au plus près et c'est plus d'une fois par jour, en conférence à l'étranger, que nous faisions l'aller-retour entre le centre de conférences et les grands hôtels de la ville jusqu'à l'arrivée du précieux et très attendu journal, tout en disputant de notre dernier problème en cours, et pas seulement, contrairement aux deux personnages du début d'Une femme disparaît ( A woman vanished) d'Alfred Hitchcock, pour connaître le résultat du match de cricket.

Patrick Cégielski
Le 17 mai 2002

Bibliographie

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[48] Richard, Denis, Définissabilité de l'arithmétique par successeur, coprimarité et puissance, C.R. Acad. Sci. Paris, t. 300, no 13, série I, pp. 415-418, 1985.

[49] Richard, Denis, L'intuition machine en codage logique, Actes des Journées Mathématiques et Informatique, PRC du CNRS Math & Info, UA 226, pp. 51-58, Paris, 11-13 mars 1987.

[50] Richard, Denis, Théorie des nombres et Logique mathématique : deux approches de la conjecture de Woods-Erdös, Publications du Séminaire de Logique Générale, Université Paris 7, vol. 2, pp. 150-178, 1987.

[51] Richard, Denis, La méthode de codage ZBV, Publications du Séminaire de Logique Générale, Université Paris 7, vol. 2, pp. 103-113, 1987.

[52] Richard, Denis, Définissabilité de l'arithmétique par successeur, coprimarité et une restriction de l'addition ou de la multiplication, C.R. Acad. Sci. Paris, t. 305, série I, pp. 665-668, 1987.

[53] Richard, Denis, Problems of definability by successor and coprimeness over the arbitrary integers, The Journal of Symbolic Logic, vol. 54, no 4, pp. 1253-1285, 1989.

[54] Richard, Denis, Equivalence os some questions in mathematical logic with some conjectures in number theory, Number Theory and Application, Ed. R.A. Mollin - Nato ASI Series, (Serie Math. and Phys. Sciences), vol. 265, 1989.

[55] Richard, Denis, Indécidabilité et équations diophantiennes associées à certains conjectures de théorie des nombres, Actes du colloque franco-algérien de Théorie des nombres, Alger, 1993.

[56] Richard, Denis, Conjectures arithmétiques et machines définies par équations diophantiennes. Incomplétude et problème de décidabilité pour les équations, Actes II du LLAIC1, 1993.

[57] Richard, Denis & Zhu, Hong, Some undecidability of some arithmetical systems, Mathematical Annual, 1995 [en chinois].

[58] Richard, Denis, What are weak arithmetics?, Theoretical Computer Science 257, pp. 17-29, 2001.

[59] Shapiro, Harold N., Introduction to the Theory of Numbers, Wiley, 1983, XII + 459 p.